Arsile se dressa devant l’entrée du Rotunda Hospital, bras croisés sur la poitrine, un air de défi sur ses traits.
— Je sens le coup fourré, Maglore… Qu’est-ce que tu viens fiche ici ? demanda-t-elle à sa collègue fée marraine.
— Eh bien, s’écria l’interpellée, un rictus vicieux déformant ses lèvres, en avançant vers elle. Comme si nous n’avions pas l’habitude de venir ici pour couvrir les bambins de nos attentions…
— Je sais très bien pourquoi tu ramènes ta fraise ici aujourd’hui, s’agaça Arsile. Mais nous n’intervenons pas dans la destinée des nations, nous ne faisons pas de politique !
— Nous ne faisons pas de politique ? la singea Maglore, en s’arrêtant à quelques pas d’elle. Tu débloques, ma pauvre vieille ! Tout est politique ! On ne faisait pas autre chose que de la politique, pour le compte du Conseil des Fées, quand on a donné à César son ambition ou à Rodolphe II son excentricité.
L’air s’était mis à vibrer et onduler dans le dos d’Arsile, en projetant en tous sens des rais de lumière irisés.
— Le Conseil des Fées, parlons-en. Il m’a explicitement ordonné de t’interdire de mettre les pieds dans la rotonde et d’assister à cette réunion.
— Tiens donc, essaya de fanfaronner Maglore, en déglutissant. Tu me confirmes ce que je pensais. Ce ramassis de vieilles chouettes roule pour la Cour Seelie. Pas d’effusion de sang, pas un mot plus haut que l’autre. Restons planquées et ne faisons aucune vague, surtout. Peuh !
Maglore lâcha un gros mollard qui atterrit au pied de sa congénère.
— Toujours aussi classe… Je te rappelle que je fais partie de la Cour Seelie, moi aussi, ça te pose un problème ?
Arsile remonta les manches de sa robe, prête à en découdre. Des silhouettes chatoyantes commencèrent à apparaître dans son dos.
— Et je croyais que tu n’en avais rien à carrer des humains…, s’énerva-t-elle.
— Les humains en général, c’est plutôt vrai… Mais là ça n’est pas pareil. Ce sont des Irlandais !
Des choses noires et furtives grouillaient tout autour des deux fées marraines. Arsile n’y avait pas prêté attention jusqu’à présent. Maglore n’était pas venue seule. Tout un tas de petits bestioles, farfadets, boggarts et autres esprits butyreux s’étaient amassés subrepticement autour de sa collègue et se manifestaient, maintenant que les alliées d’Arsile pointaient plus que le bout de leur nez.
Un éclair déchira l’atmosphère vide de nuages, et elles furent tout à fait là, « les vieilles chouettes du Conseil des Fées ». Majestueuses, éblouissantes, d’une beauté irréelle à rendre fous les humains et à leur faire perdre tout sommeil.
— La plupart des habitants de ce pays a du sang féérique qui court dans ses veines, s’expliqua Maglore. Ce sont nos enfants. Des enfants tarés, stupides et faibles, certes, mais ils n’en sont pas moins la chair de notre chair. Accepteras-tu de les voir souffrir encore longtemps, Arsile ? Connaître la famine, l’exil, l’humiliation ?
Arsile, mal à l’aise, ne trouva rien à répondre. Les yeux révulsés, plongés dans le flot du temps, elle vit beaucoup de sang versé, pendant des décennies, suite à la création de ce mouvement politique. Mais pouvait-on obtenir l’indépendance sans prendre les armes ?
Quelque chose d’autre la mettait mal à l’aise : le tonnerre qui avait retentit quand le Conseil des Fées avait surgi dans son dos ne s’était pas tu. Il continuait à gronder, dans le lointain… De plus en plus proche.
Elle retrouva le présent et sa mâchoire faillit se décrocher. Des milliers de créatures rampantes, chuintantes, virevoltantes, qui épousaient, encore quelques instant plus tôt les contours du paysage et des maisons, se nichaient dans les creux des arbres et le lit des rivières, avaient convergé jusqu’au Rotunda Hospital.
Mais le bruit qu’elle avait confondu avec le roulement du tonnerre ne provenait d’aucune d’entre elles. C’était le géant Fionn mac Cumhaill, qui traînait des pieds en traversant en quelques enjambées le pays, pour prêter main forte à la Cour Unseelie.
— Devons-nous vraiment nous affronter aujourd’hui ? Alors que cette date devrait marquer notre union ? demanda Maglore, en s’avançant à nouveau. Au départ, je ne voulais qu’assister à ce congrès, rien d’autre.
Les fées du Conseil s’écartèrent du chemin, plutôt que d’entamer une guerre ouverte et fratricide. Fionn s’assit en tailleur devant la rotonde, en se grattant le menton.
Arsile croisa son regard doux. C’était très bien ainsi, elle ne souhaitait pas le voir en colère. Personne ne souhaitait ça.
— Attends-moi, je viens avec toi, s’écria-t-elle en emboîtant le pas à sa consœur.
— Juste assister à ce congrès, murmura Maglore, sans l’attendre. Et leur filer un petit coup de pouce aussi, peut-être…
28 novembre 1905 : naissance du Sinn Féin, parti politique nationaliste, puis républicain en Irlande