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jeudi 25 avril 2024

6 avril

La longue caravane de roulottes bariolées détonne au milieu de la cour du château de Fontainebleau, où des soldats épuisés, aux uniformes couverts de boue et de sang, campent. La fière garde rapprochée de l’Empereur a perdu de sa superbe.

Depuis la fenêtre de ses appartements, Napoléon observe les forains sortir de leurs carrioles et s’étirer, nourrir les animaux, réparer un essieu ou préparer à manger. Un Magicien, une Diseuse de Bonne Aventure, un Cracheur de Feu, un Lanceur de Couteaux… Il les connaît sans les connaître. De toute éternité.

Ils sont là pour lui. Personne ne semble faire attention à eux. Les soldats les croisent, échangent éventuellement quelques mots avec eux, mais ne s’étonnent pas de leur présence incongrue en ces lieux. Ils glissent sur la réalité, sur l’Histoire, avec la discrétion d’un mime.

Son cœur se serre, il porte sa main à son côté, haletant. Elles sont trois, qui lèvent la tête de concert et accrochent son regard. Elles sont venues pour lui. Elles. Plus encore que les autres forains, leur existence est intimement liée à la sienne. Une vieillarde qui semble aussi âgée que le monde, une jeune femme trentenaire et une enfant de huit ou neuf ans.
Le temps qu’elles traversent la cour et montent l’escalier, le cœur de l’Empereur ne s’est pas calmé. Au contraire, il s’est emballé au point de lui faire tourner la tête. Il se rassoit lourdement tandis que la porte s’ouvre à la volée.

— Nous venons reprendre ce que nous t’avons donné, dit la plus vieille, en pointant un doigt tordu par l’arthrite dans sa direction.

— Sans condition, ajoute la jeune femme.

— Et tout de suite, exige la gamine avec une voix fluette qui contraste avec son autorité.

Napoléon se redresse comme il peut, en appuyant les coudes puis les mains sur son bureau.

— Non, non, éructe-t-il en postillonnant, semblable à un marmot furieux de voir que l’on ne cède pas à ses caprices, laissez-moi quelques mois encore… Un an, juste un an ! Vous aviez prophétisé au-dessus de mon berceau, je régnerai sur l’Europe, je monterai des armées de Mages de combat, je redonnerai vie à l’Empire romain et rétablirai les anciens cultes. L’antique religion !! Vous m’avez fait rencontrer Gillian Reed, afin qu’il m’apprenne tous les rituels !
C’est bien ce que vous vouliez, non ?

— Nous ne sommes pas seules à décider, répond l’ancêtre, en haussant les épaules.

— Pas les seules, non, marmonnent ses sœurs en écho.

Napoléon contourne le bureau et vient se planter devant le lourd coffre qui l’accompagne partout, lors de ses campagnes tout comme dans ses déplacements privés. D’un léger geste de la main, la petite fille le projette à plusieurs mètres de là. L’Empereur s’écrase dans la bibliothèque et une pluie de livres le rejoint au sol.
Les fermoirs claquent sèchement et grincent en s’ouvrant.

La jeune femme soulève d’un bras le prisonnier du bahut, referme le coffre bardé de pentacles et de signes kabbalistiques de l’autre.

— Guerre, le Cirque du Crépuscule t’accueille en son sein.

L’ « homme » est couvert de cicatrices de la tête – rasée – aux pieds, la plupart anciennes, quelques-unes laissant encore s’échapper pus et sang. Il se redresse et se dégage de la prise de sa libératrice. Ses yeux brûlants d’un feu intense, inextinguible, se posent sur les lieux, effleurent une seconde l’Empereur, puis il hoche la tête et emboîte le pas du trio féminin.
Avant de refermer la porte derrière elle, la plus jeune lance à Napoléon une fiole.

— Finis donc ta vie comme il convient. Elle a l’impétuosité et la violence grandiloquente d’une antique tragédie !

6 avril 1814 : abdication de Napoléon 1er (dans la nuit du 12 au 13 avril, Napoléon tente de se suicider en ingérant du poison)

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