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vendredi 26 avril 2024

20 mai

Le matin ouvre à peine ses paupières quand Yukiko ouvre la porte de sa maison misérable sur le jardin ensommeillée. Elle ébroue sa vieille silhouette dans le froid un peu piquant, lance un regard au cerisier en fleurs dont elle attend qu’il blanchisse le jardin de pétales. Puis elle se dirige vers la cuisine pour faire chauffer l’eau du thé. Pour la trente millième fois, ce jour exactement, elle se saisit de la théière sur l’étagère, la lustre de la manche, y met le thé. Du bon thé dans une bonne théière, toujours aussi blanche et claire. C’est le seul luxe qu’elle se permette. Car il n’y a que très peu d’argent pour cette aimable vieille dame. Elle a cent aujourd’hui. Cent ans pour la théière, cent ans pour Yukiko. Un jour, on lui a dit, son petit-neveu peut-être ?, que sa théière valait plus que sa maison. Qu’elle pourrait la vendre pour être au chaud dans un foyer de personnes âgées, au lieu de vivre dans cette maison de papier, envahie de courants d’air. Pourtant, elle n’en a rien fait. C’est le cadeau posthume de son grand-père, une simple théière offerte à une jeune fille en fleurs, de dix-sept printemps. La dernière théière qu’il ait faite, le matin de sa mort et dont il avait demandé, apprenant la naissance de la petite, qu’elle lui soit remise à cette date précise, lorsqu’elle serait devenue femme. Sa vie l’attendait, une drôle de vie, une guerre, une bombe, beaucoup de morts autour d’elle. Que peut-il bien y comprendre ce jeune loup aux dents longues qui lui conseille de vendre ce dernier souvenir du temps qui fuit ?

Yukiko a froid, soudain. Elle tremble. La théière lui échappe, elle tombe, elle ne peut pas la rattraper. La céramique se brise dans une grande douleur qui emporte son cœur. Cent ans.

Aux obsèques, le petit-neveu demande : « On pourrait la recoller ? »

20 mai 1916 : Mort de Makuzu Kozan, céramiste japonais de l’ère Meiji.

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